"Une fois, voilà longtemps, le général Faim rencontra le général Hiver"
Voici un extrait de "LA FAIM" de Helen DUNMORE (2003), titre original : THE SIEGE (2001).
Le combat d'une jeune femme russe pour sa survie et celle de sa famille dont un jeune frère de cinq ans pendant le t
"Anna dort. Dans son rêve son père lui lit une histoire. Il a le livre ouvert ouvert sur son genou mais il ne lit pas vraiment, parce qu'il connaît l'histoire par coeur. C'est une histoire effrayante mais Anna ne veut pas qu'il arrête. Il s'agit d'une guerre arrivée il y a longtemps, dit son père, quand les Français ont envahi la Russie.
"Il y a combien de temps ?
- Oh, plus de cent ans, Anna. Tu l'apprendras en histoire un jour."
"Une fois, voilà longtemps, le général Faim rencontra le général Hiver. Le général Hiver, comme il se doit, était vêtu de neige. Ses doigts étaient des poignards de glace, et là où ses bottes frappaient la terre elles laissaient des empreintes noircies dans l'herbe. Quand il se penchait pour sentir une rose, son souffle la desséchait. Mais il aimait les roses, et les champs de blé ondulants, et les enfants nus, bronzés. Il les aimait tous parce qu'il avait pouvoir sur eux tous.
Le général Hiver, dans sa capote de neige, salua le général Faim comme tous les grands généraux se saluent, une fois qu'un assez grand nombre de leurs soldats sont morts et qu'ils peuvent ouvrir leurs négociations.
Le général Faim, de son côté, n'était pas comme on pourrait le penser. Il avait les joues roses, les cheveux plantés dru, des yeux brillants. Il était dans son élément. Les deux généraux s'assirent dans leurs fauteuils, plantèrent leurs hautes bottes cirées devant eux et se penchèrent l'un vers l'autre. Ils commencèrent à se vanter de ce qu'ils feraient à leurs ennemis.
"Voici ce dont je suis capable, dit le général Faim. Je peux m'arranger pour que leur peau s'écaille et craque au coin de leur bouche. Je fais apparaître des plaies sur leurs lèvres. Ils plissent les yeux pour accomoder, mais ils ne me voient jamais. Ils ne comprennent pas que c'est moi qui leur ai donné une mauvaise vue.
"D'habitude, je les réduis à des squelettes, mais à certains je joue un tour : je remplis leur corps d'un liquide qui les cloue au lit. Ce que je préfère, c'est un grand garçon, fort et bien musclé, de dix-huit ans, qui brûle la nourriture comme un fourneau. Vous devriez revenir le voir quand je lui ai tenu compagnie quelques semaines. Entre mes mains, il fond plus vite qu'une chandelle. Ses muscles dépérissent. Ses gros os ressortent. Je peux le transformer en vieillard, je peux rendre ses yeux faibles et larmoyants, je peux ébranler ses dents dans ses gencives jusqu'à ce qu'une croûte de pain les arrache. Personne ne se consume plus vite qu'un beau jeune homme en bonne santé.
"Je change les vieillards en enfants gémissants de faim, et je change les enfants de cinq ans en vieillards. Peu m'importe qu'ils soient jeunes ou vieux, laids ou beaux, je les rends tous pareils. J'ai vu une jolie jeune femme de vingt-cinq ans reculer devant son reflet dans le miroir après avoir vécu un mois ou deux avec moi.
"Si je ne peux pas les achever moi-même, je les prépare pour mes amis. Un petit rhume qui ne les garderait pas au lit une demi-journée devient vite fatal quand il les atteint après mon passage.
"Je leur dérobe leurs pensées. Je les prive de leurs sentiments. Je pénètre dans leur sang. Je suis plus proche d'eux qu'eux-mêmes ne le sont. Ils ne peuvent songer à personne d'autre.
"Mon cher cousin, vous devriez vous avouer vaincu.
- Très bien, dit le général Hiver en se grattant l'oreille d'un doigt de glace, mais maintenant écoutez de quoi je suis capable. Je cache la terre de sorte qu'ils ne peuvent voir une seule pousse de vert. Je fais redescendre la sève des arbres dans les racines. Ceux qui sont sans abri, je les traque. Je recouvre les routes de neige, je coupe les retraites, je bloque tout mouvement. Je veille à ce que rien ne pousse et rien ne prospère.
"S'ils laissent une main ou un pied découverts, je m'en empare. Je rends leur peau rouge et violette puis je la noircis. Je fais pourrir leur chair comme celle des navets quand le gel resserre son étau. Je les poursuis de vents, je les aveugle de blizzards. Je gèle les mers pour qu'ils ne puissent pas voyager, je souffle par les fentes de leurs fenêtres. Je les rends maladroits, pitoyables, inquiets. Je coupe leur approvisionnement en eau, je les prive de lumière. Je les fais patauger jusqu'à la taille dans la neige pour trouver une poignée de bois à brûler. Quand ils sont malades et sans défense, je me glisse dans leurs lits et je les berce jusqu'au sommeil éternel. J'envoie des tempêtes de vent et de glace. Je les noie dans la boue. Mon plus grand pouvoir, c'est que chaque année ils oublient ma force. L'été, quand ils se couchent sous les arbres baignés de lumière, ils ne croient pas en moi. Ils échafaudent leurs projets et ils me laissent en dehors. Mais j'ai déjà les miens, et les miens sont toujours les mêmes.
"Alors mon cousin, que serait la faim sans l'hiver ? Sans moi, ils pourraient manger les pousses vertes, pêcher des poissons dans les rivières. Sans moi, le soleil leur tiendrait chaud."
Le général Faim fronça les sourcils et croisa les bras. Son visage était assombri par la réflexion.
"Il y a une chose que nous n'avons pas mentionnée, ni vous ni moi", dit-il. Il jeta un coup d'oeil autour de lui mais personne n'écoutait. Les deux généraux se rapprochèrent, leurs têtes se touchaient presque.
"Sans l'aide qu'ils nous donnent, nous ne pourrions rien faire, chuchota un général à l'autre.
- Oui, c'est vrai, sans eux..."
Les deux généraux pensaient aux armées rassemblées pour effectuer leur travail à leur place. Le général Faim sourit et se claqua les cuisses de ses paumes charnues.
"Unissons nos forces ! dit-il. Ce qui échappera à l'un, l'autre pourra s'en occuper. Ensemble, nous serons invincibles."
Et les deux généraux cessèrent de batailler. Les négociations étaient closes. Depuis ce temps, ils ont toujours travaillé ensemble."
LA FAIM de Helen DUNMORE (2003). Titre original : THE SIEGE (2001)
"Brouillon" de novembre 2015 publié le 6 Mai 2020